UNE MATINÉE A CHIPPING CLEGHORN
1
Edmund Swettenham s’assit, non sans circonspection, sur un rouleau de jardin.
— Bonjour, Phillipa !
— Bonjour !
— Vous êtes très occupée ?
— Je repique des laitues d’hiver.
Après un silence, elle reprit, d’un ton assez froid :
— Vous désirez quelque chose ?
— Oui. Je voudrais vous parler.
Elle tourna la tête vers lui.
— J’aimerais bien que vous ne veniez pas ici. Mrs. Lucas finira par...
— Elle vous interdit d’avoir des soupirants ?
— Ne dites pas de sottises, Edmund, et allez-vous-en ! Vous n’avez rien à faire ici.
— C’est justement ce qui vous trompe ! Mrs. Lucas a téléphoné à maman, ce matin, pour lui dire qu’elle avait beaucoup de courgettes.
— Elle en a des quantités.
— Et pour lui demander si elle voudrait lui échanger un pot de miel contre des courgettes...
— Une drôle de proposition ! Des courgettes, tout le monde en a trop ! Il est pratiquement impossible d’en vendre.
— Naturellement. C’est bien pour ça que Mrs. Lucas a téléphoné...
Edmund tira de la poche de son veston un petit pot de miel et poursuivit :
— Donc, mon alibi, le voici ! Mrs. Lucas peut surgir, je suis venu chercher des courgettes.
— En effet.
— Lisez-vous Tennyson ?
— Pas souvent.
— Vous avez tort. C’est un poète auquel on reviendra. Vous avez lu Maud ?
— Il y a longtemps.
— Elle vous ressemble. Fâcheusement parfaite, glaciale, indifférente... Phillipa, Maud c’est vous !... Et le pauvre type ne songeant qu’à elle, c’est moi...
— Ne soyez pas stupide, Edmund !
— Mais, enfin, Philippa, pourquoi êtes-vous ainsi ? Êtes-vous heureuse ou à plaindre ? Avez-vous peur ? Il doit y avoir quelque chose !
— Ce sont mes affaires.
— Ce sont aussi les miennes ! Je veux savoir, Phillipa ! J’en ai le droit. Je n’avais pas du tout l’intention d’être amoureux de vous. Je ne désirais qu’une chose : écrire mon livre dans le calme... Et puis... Ah ! vous ne m’aidez guère !
— Mais qu’est-ce que vous voulez que je fasse ?
— Je veux simplement que vous parliez ! Vous aimiez votre mari, il est mort et vous désirez rester repliée sur vous-même ? C’est ça ? Dans ce cas, que vous avez tort ! Vous êtes jeune, Phillipa, vous êtes belle... et je vous aime ! Qu’est-ce qu’il avait donc de si extraordinaire, votre mari ?
— Rien. Nous nous sommes rencontrés et nous nous sommes mariés, voilà tout !
— Vous deviez être très jeune.
— Trop jeune.
— Alors, vous n’étiez pas heureuse avec lui ? Continuez, Phillipa !
— Nous nous sommes mariés et mous avons été heureux, comme le sont la plupart des gens, j’imagine. Harry est venu au monde. Ronald a été mobilisé. Il a... il a été tué en Italie.
— Et maintenant, il y a Harry ?
— Et, maintenant, il y a Harry.
— Je l’aime bien, Harry. C’est un brave gosse et nous nous entendons parfaitement tous les deux. Qu’en dites-vous, Phillipa ? On s’épouse ? Vous continuerez votre jardinage, j’écrirai mon bouquin et, aux vacances, nous nous offrirons du bon temps. Alors ?
Phillipa le regarda : un grand jeune homme, un peu guindé, avec de grosses lunettes, qui la considérait avec une tendre amitié.
— Alors, c’est non !
— Définitivement ?
— Définitivement.
— Pourquoi ?
— Vous ne savez rien de moi.
— C’est tout ?
— Non. Je dois ajouter que, de tout, vous ignorez tout !
Il réfléchit quelques secondes.
— C’est bien possible.
Des pas se rapprochaient.
— Allez-vous-en ! Je vous en supplie, ne restez pas là ! C’est Mrs. Lucas !
— Et zut ! Donnez-moi mes satanées, courgettes !
2
Le sergent Fletcher était seul dans la maison.
Mitzi, de qui c’était le jour de sortie, avait pris le car de onze heures pour aller à Medenham Wells. Miss Blacklock, qui descendait au village avec Dora Bunner, avait confié la garde de Little Paddocks au sergent.
Il ne perdit pas de temps. Cette porte, quelqu’un l’avait huilée, quelqu’un qui voulait profiter de l’obscurité pour quitter le salon au bon moment, sans qu’on pût s’apercevoir de son absence. Ce quelqu’un, ce n’était donc pas Mitzi.
Alors ? Les invités ? Fletcher ne voyait pas comment ils auraient eu la possibilité de s’occuper de la porte. Restaient donc Patrick et Julia Simmons, Phillipa Haymes et, peut-être, Dora Bunner. Les jeunes Simmons étaient à Milchester. Phillipa travaillait chez Mrs. Lucas. Fletcher pouvait faire, dans la maison ce qu’il voulait. Il s’intéressa d’abord à l’installation électrique. Elle n’avait rien de suspect. Quant aux chambres, elles étaient désespérément « normales ».
Et pourtant, cette porte, quelqu’un l’avait huilée !
Entendant du bruit au rez-de-chaussée, il courut vivement à l’escalier et se pencha sur la rampe. Mrs. Swettenham, un panier au bras, traversait le vestibule. Elle jeta un coup d’œil dans le salon, puis gagna la salle à manger, d’où elle ressortit presque aussitôt, débarrassée de son panier. Un léger mouvement de Fletcher ayant fait crier une lame de parquet, Mrs. Swettenham leva la tête. Elle appela :
— C’est vous, miss Blacklock ?
— Non, répondit Fletcher. C’est moi !
Mrs. Swettenham poussa un petit cri.
— Vous m’avez fait peur ! J’ai cru que c’était encore un cambrioleur.
Fletcher descendait les marches.
— Il est vrai que la maison n’a pas l’air d’être très protégée contre les voleurs. En somme, on entre ici comme dans un moulin !
— J’apportais quelques coings à miss Blacklock. Elle veut faire de la gelée. J’ai posé le panier sur la table de la salle à manger... Vous vous demandez comment je suis entrée ? Par la petite porte, tout simplement. Ici, vous savez, on est tout le temps les uns chez les autres et on ne ferme jamais à clef avant la nuit. Toutes les maisons sont ouvertes.
Elle s’éloignait vers la porte. S’arrêtant, elle ajouta :
— Je m’en vais, car je suppose que vous avez beaucoup à faire. Il n’arrivera plus rien, n’est-ce pas ?
— Pourquoi arriverait-il quelque chose ?
— Je ne vous demandais ça, sergent, que parce que je vous vois ici. Vous voudrez bien dire à miss Blacklock que je lui ai apporté des coings ?
Mrs. Swettenham partie, Fletcher était un peu comme un boxeur qui vient de recevoir un coup sévère autant qu’inattendu. Il s’avisait que c’était bien à tort qu’il avait supposé que c’était nécessairement quelqu’un de la maison qui avait huilé la porte.
3
— Murgatroyd !
— Hinch ?
— J’ai réfléchi... Sais-tu que cette affaire de l’autre soir finit par me paraître assez drôle ?
— Drôle ?
— Oui. Remets tes cheveux en place, Amy, et prends cette truelle, comme si c’était un revolver ! Maintenant viens, à la porte de la cuisine. Tu joues le rôle du voleur. Reste où tu es ! Tu vas entrer dans la cuisine pour exécuter un « hold-up ». Prends cette torche et allume-la !
Miss Murgatroyd obéit, assez gauchement, et il lui fallut, pour mener l’opération à bien, mettre la truelle sous son bras.
— Bon ! Maintenant, en route ! Ton texte, c’est : « Les mains en l’air ! » Et ne gâche pas tout en ajoutant « s’il vous plaît » !
Résignée, miss Murgatroyd, brandissant la torche d’une main et la truelle de l’autre, alla à la porte. Là, transférant pour un instant la torche dans sa main droite, de la gauche elle tourna le bouton. Puis, elle se porta en avant.
— Les mains en l’air !
Un peu vexée, elle ajouta tout aussitôt :
— C’est bien difficile, ce que tu me demandes, Hinch !
— Pourquoi ?
— A cause de la porte ! Il y a un ressort et elle se referme toute seule. Alors, comme j’ai les deux mains prises...
— Et voilà ! s’écria miss Hinchliffe, ravie et triomphante. La porte du salon de Little Paddocks n’est pas, comme celle-ci, équipée d’un ressort, mais elle ne peut quand même pas rester ouverte. Il y a bien un arrêt de porte, ce magnifique bloc en verre que miss Blacklock m’a soufflé, chez Elliot, alors que j’étais bien résolue à l’acheter, mais je ne vois pas très bien notre homme s’interrompant pour le mettre en place. Non ! Un revolver, une torche et une porte à maintenir ouverte, c’est un peu beaucoup ! Conclusion ?
Miss Murgatroyd se garda bien de répondre. Elle se contentait d’admirer l’intelligence supérieure de son amie et, confiante, elle attendait.
— Nous savons qu’il avait un revolver à la main, puisqu’il a tiré, reprit miss Hinchliffe, et nous savons qu’il avait une torche, parce que nous l’avons vue. On peut donc se demander si quelqu’un ne lui a pas tenu la porte.
— Mais qui aurait pu faire ça ?
— Qui ? Mais tout le monde et toi la première ! Autant que je me souvienne, tu étais tout près de la porte quand l’obscurité s’est faite !
Éclatant de rire, elle ajouta :
— Qui est-ce qui croirait, à te voir, que tu es capable de coups pareils ?... Rends-moi la truelle, va !... Heureusement que ce n’est pas un revolver ! Il y a déjà un moment que tu te serais tuée !
4
Son mari l’ayant appelée, Mrs. Easterbrook rejoignit le colonel dans la chambre où il achevait de s’habiller.
— Tu te souviens, lui demanda-t-il, de ce revolver que je t’ai montré ?
— Une vilaine petite arme, toute noire.
— Un souvenir de guerre, une arme allemande. Il était dans le tiroir de cette commode n’est-ce pas ?
— Mais oui !
— Eh bien, il n’y est plus !
— Oh ! Archie... C’est extraordinaire !
— Tu n’y as pas touché ?
— Oh, non !
— Ce ne serait pas la mère Butt qui...
— Mrs. Butt ? Ça m’étonnerait. Veux-tu que je lui demande ?
— Inutile ! Je ne tiens pas à mettre tout le village au courant... Dis-moi,-ce revolver, quel jour te l’ai-je montré ?
— La semaine dernière. Tu cherchais un bouton de col et c’est en fouillant dans tes tiroirs...
— Le jour, tu ne te rappelles pas ?
Mrs. Easterbrook réfléchit.
— Si ! C’était samedi ! Nous devions aller au cinéma, mais nous n’y avons pas été.
— Tu es sûre ?
— Absolument. C’était le samedi 30. Je m’en souviens, parce que c’était le lendemain du « hold-up » chez miss Blacklock. Quand j’ai vu le revolver, ça m’a fait penser à ce qui s’était passé la veille...
— Tu me soulages d’un grands poids.
— Pourquoi ?
— Parce que, si ce revolver avait disparu plus tôt, il aurait fort bien pu être celui qui a été ramassé près de ce Suisse ! L’essentiel est que tu sois sûre de ton fait. Le revolver qu’on a trouvé là-bas n’est pas le mien.
— Certainement pas.
— J’aime mieux ça. J’aurais été obligé d’aller le dire à la police, on m’aurait posé un tas de questions, forcément, et j’aurais dû leur expliquer que, si je n’avais pas déclaré ce revolver, c’était parce que je le considérais comme un souvenir de guerre, et non pas comme une arme. Seulement, ça ne me dit pas ce qu’il est devenu !